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À la surface des choses

C’est samedi. Il fait beau. Il fait chaud. La tête crie qu’il faut aller voir le défilé du carnaval, ou bien randonner, sortir, parce qu’après tout, c’est samedi, et qu’il fait beau. 

 

Mais le corps se met à déplacer la table dans le jardin au soleil. Les mains y déposent quelques fleurs arrangées en bouquet dans une coupe de champagne. S’ensuit un ballet d’aquarelles, de couleurs, d’encre, de plume, de pinceaux, de papier, j’enfile un tablier et le cœur, alors, se met à créer.

 

J’humidifie les petits blocs colorés, je les ramène à la vie, je trempe les poils des pinceaux séchés par les années et j’entame un ballet familier. Je crée des espaces en aplat, des émotions d’un seul trait, dans ce geste se dessine bien plus que des mots, c’est la vie en mouvement, ce va-et-vient irrégulier qui ne cesse de nous surprendre, de nous étonner.

J’observe le papier qui se froisse à mesure que l’eau se met à sécher. Et le torchon s’imbiber d’un mélange irisé.



Qu’est-ce que le cœur est content quand il est écouté. Il vous le fait savoir, non pas en tambourinant, mais en battant doucement, de façon régulière et continue, comme un flot harmonieux ininterrompu. J’ai longtemps associé le fait de se sentir vivant avec le danger, l’excitation, l’interdit, avec le corps en alerte et le cœur qui gronde, comme le tonnerre. Mais là dans le jardin, je sais que ce qui me fait vraiment du bien, c’est le rythme doux et régulier des rivières.

 

Ce matin j’ai retrouvé Amélie au café sur la place du village, celui juste à côté du petit préau qui abrite le marché. Elle était déguisée pour le carnaval de l’école. Au village aujourd’hui, on célèbre San Pantzar, ou plutôt, on le juge. San Pantzar incarne un vilain personnage porteur et responsable de tous les maux et catastrophes subies pendant l’année. Il est jugé ou disons plutôt houspillé, on lui crie toutes sortes d’atrocités, suite à quoi, San Pantzar est brûlé.

 

J’ai une admiration teintée de fascination pour les traditions du pays basque. Elles sont liées au rythme des saisons, au respect des cycles humains qui y sont associés, et dans le cas présent, la nécessité juste avant le printemps de nettoyer l’ancien, de s’en libérer, mais surtout avec cette intelligence collective, ce besoin instinctif de cohésion dans la communauté, pour symboliquement s’unir dans ce rituel expiatoire et avancer ensemble vers ce renouveau.

 

Dara m’a rejoint au jardin et entreprend d’enlever les mauvaises herbes devant la porte d’entrée. Je délaisse les couleurs pour le sécateur et me mets à tailler le palmier, pour l’accompagner dans ce nettoyage printanier. J’ai toujours aimé le bruit des tondeuses sans jamais tout à fait en comprendre le sens, mais aujourd’hui, je crois toucher du doigt ce que signifie vraiment pour moi un jardin bien entretenu, bien au-delà des bruits rassurants qui mettent mon cœur à nu. C’est que cela ne parle pas tant de beauté mais plutôt de la plénitude d’un moment : je sais maintenant que c’est l’air qui caresse le bras, une épine qui pique le doigt, les feuilles qui se balancent dans cet air chaud et nouveau et la lumière qui vacille lentement avec les heures qui s’envolent.



Plus jeune, dans mes années voraces de passion et de fureur, je ne comprenais pas le pourquoi de passer une après-midi chez soi quand le monde attend dehors, mais aujourd’hui, je sais tout ce que contient une après-midi au jardin. Je marche jusqu’à la poubelle au bout du chemin et le vent fait danser les bambous du voisin. Soudain, tout disparaît. On a brûlé les mauvaises herbes et les feuilles mortes, sans forcément les accuser de tous nos maux passés, mais c’était quelque chose de se mettre à genoux, de mettre les mains dans la terre, d’en extraire ce qui lui demande trop d’énergie, pour la soulager. En faisant cela, j’ai compris que j’avais envie de donner vie à toutes les parts de moi, celles qui ont toujours été là, celles qui ont survécu aux longs hivers comme celles qui frémissent dans cette nouvelle terre.

 

Oui, je me sens chez moi ici, avec ce sentiment de sécurité qui fait que je peux me réinventer. Mais se réinvente-t-on vraiment ? Je me demande ce que je viens chercher sur cette terre, dans ce village, je me demande ce que je rejoue ici, pourquoi je cherche si fortement à être acceptée, à appartenir à un lieu, à une communauté. Quelles sont les raisons cachées qui font que j’ai appris tant de langues, et que je plonge aujourd’hui dans l’euskara ? J’ai grandi en voulant désespérément faire plaisir aux autres, pour être aimée d’eux, et je ne sais plus parfois ce qui me fait plaisir à moi.

 

Peut-être que de ce constat est né cette contradiction qui m’a poussée à mener une vie sans attaches pendant des années. Dans mon deuxième livre Le Nouveau Monde, j’ai écrit :

 

« Au bout du monde

les âmes errantes

redessinent les contours

de leur identité. »

 

J’ai écrit ces vers en m’en excluant, pensant arrogamment que je n’en faisais pas partie, alors que la véritable âme errante de ce récit, c’était moi. Sur les routes du Mexique, je n’ai pas tout de suite compris que je n’avais jamais vraiment été cette bête sauvage et indépendante ou plutôt que je l’avais été à mes dépends, et que contrairement à toutes les personnes que j’y ai rencontrées, il n’y a que moi qui errais à la recherche d’une terre solide pour m’ancrer.

 

Dans la maison résonne Claire de lune, de Debussy, et je m’accorde à sa mélodie, j’apprends à aimer mes gestes lents, petit à petit, j’aime tout simplement oser être moi, sans savoir exactement qui c’est. Surtout, j’apprends qu’oser être soi ne relève pas nécessairement du spectaculaire, comme je l’ai longtemps pensé. C’est peut-être seulement oser aller à un cours de basque, descendre au village et oser saluer des gens que je ne connais pas, oser mes minuscules envies et mes toutes petites joies, en essayant de ne pas me soucier de ce que l’on pensera de moi.

 

À l’heure où il est devenu courant de se plonger dans des souvenirs qui nous dépassent et ne nous appartiennent pas, avec le déploiement de tout ce qui a trait au transgénérationnel et la multiplication de ce que l’on appelle les constellations familiales, je repense à ces mots de l’agriculteur et poète malgré lui Paul Bedel, dans son livre Nos vaches sont jolies parce qu’elles mangent des fleurs : « Je n’ai jamais creusé trop profond, ni en moi en réfléchissant ni en cultivant mes sols » et je me dis qu’il faut parfois prendre le temps de contempler la surface, qu’il y a des moments où il ne faut pas chercher à tout comprendre, des moments pour renoncer à la poursuite de certaines vérités, le temps de laisser fleurir les mots à la surface des choses, comme les premières marguerites du jardin, et effleurer leurs pétales avec le dos de la main.

 

Il dit aussi : « J’habite, je vis, je vieillis depuis ma naissance (…) sur une terre à cailloux, une presqu’île entourée de tout ce qui semble nécessaire à une vie, de l’air mais aussi un paysage. Les gens de dehors m’apprennent qu’il est beau. Moi je n’en sais rien, je fais partie de lui. » avant de poursuivre « Je lui ressemble pourtant à force, ou plutôt, il m’oblige à ressembler à lui. »

 

Voilà peut-être ce qui crée l’appel pour une terre, le désir d’y rester, d’y revenir, de s’y épanouir, parce que plus ou moins inconsciemment, on cherche à lui ressembler, on attend d’elle qu’elle nous façonne, avec sa langue, ses manières, sa culture, ses traditions. Pour faire partie d’elle, de son histoire, de sa mémoire.

 

Je garde en tête, enfin, cette dernière phrase de Paul Bedel : « Le bonheur c’est la vie de la terre, après moi. » et cela permet de se donner une conduite qui évite de s’embourber dans les pièges du narcissisme actuel, en se tournant vers la terre, vers les fleurs, en les aimant pleinement pour ce qu’elles sont sans vraiment chercher à les comprendre. En appréciant simplement la douceur d’appartenir à un endroit, de l’aimer pour ce qu’il est, et depuis là, de contribuer au bien-être de la vie après soi.

 

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