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Photo du rédacteurAnaïs Vanel

Ce village

 

Pour la première fois depuis que je suis installée ici, j’ai quitté le village. Nous sommes parties en week-end avec Dara, encore plus loin vers les montagnes, là où s’étend la chaîne des Pyrénées et se détache le Montaigu, tout enneigé. Je me suis longtemps imaginée crapahutant tout là-haut, suivant ce fameux sentier dans une longue et silencieuse traversée, un pas et une pensée après l’autre, pour m’égarer sans me perdre.

 


C’est là, loin de ce village, que je me demande si les lieux existent selon nous, s’ils changent selon la façon dont on les perçoit. J’essaie de me remémorer celle que j’étais avant d’avoir trouvé mon point d’ancrage, mon port d’attache, un endroit où revenir, un endroit à appeler chez moi, un village auquel appartenir, des habitudes à ne plus fuir, les bras d’un homme dans lesquels m’abandonner.

 

J’avais la tête pleine de résolutions, avec un plan trop grand pour mes pensées encore trop fragiles, avec la détermination furieuse d’être bien, avec des lois et des règles qui ne soutiennent pas mais qui enferment et qui étouffent.

 

Qui étais-je alors ? Peut-être simplement l’écrivaine, l’asiatique, Anaïs. Juste une personne de plus, se demandant qui elle est, au lieu d’être.

 

Quand je suis arrivée, je pensais que ma tristesse serait trop grande pour ces montagnes, pour ces rivières, pour ces forêts. Mais je me suis trompée. Les montagnes m’ont apporté confiance et sécurité, les rivières ont fait taire tout le brouhaha d’hier et les forêts ont chassé les fantômes du passé.

 

Puis il y a eu l’air frais des montagnes sur la place dans ces après-midi au soleil, les gens cherchant leur équilibre et le trouvant parfois, naviguant à vue, découvrant encore en eux des espaces dans ces moments où rien n’advient, sur la place, attendant l’heure du repas, l’arrivée d’un camarade, d’un évènement minuscule qui viendra bousculer les lignes du temps, modelé par un autre café, un mot, une pensée, dans une après-midi qui apportera qui sait un peu plus de réconfort que la veille, que demain.

 

Loin de ce village, c’est à lui que je pense, à ces personnes qui n’en sont jamais parties, ces personnes que les gens d’ailleurs nomment simples, mais moi je sais, dans chaque détail de leur visage, l’infinie complexité de leur être, qui n’entache jamais leur authenticité. Ils sont fidèles à eux-mêmes comme ils sont fidèles à ce village, et portent en eux sa tranquillité tout comme ses combats. À leur contact, je prends conscience que les combats des hommes ont toujours été les mêmes, ils ont traversé les époques, au nombre de trois : les hommes contre la nature, les hommes contre les hommes, les hommes contre eux-mêmes.

 

Au café, désormais, tout le monde me connaît. Avant de commander, on sait ce que je prends, et parfois en partant, je me rends compte qu’on a payé pour moi. Je connais les horaires des uns, on connaît aussi les miennes. Le matin il y a Henri, Pompon et Thierry, un peu plus tard, Bixente descend avant d’embaucher, puis en fin d’après-midi c’est au tour de Jacques-Marie, Armelle, Nano et Jaione de faire leur apparition. À force, je connais leurs histoires. On dirait qu’ils se retrouvent ici comme pour redonner goût à leur vie. En tous cas, ils ont redonné goût à la mienne.

 

Parfois je me sens étrangère à nouveau. Je m’aperçois que ma vie a toujours tourné autour de cette hésitation : partir ou rester. Mais dans la douceur du sirop se noie le doute, qui ne peut rien contre les plus petits gestes.

 

Puis il y a la douceur des nuits qui existent par fragments, mais dont on se souvient longtemps : les effluves de bière, le son du violon, un baiser sur mon front. Et il y a le souvenir intact de cette nuit-là, celle où dans ses bras, le monde a disparu, ou plutôt, il a réapparu, moins brusque et plus coloré. Je me suis alors dis que si des bras sont si grands qu’ils ont pu accueillir ma tristesse, alors je préfère y déposer tous mes rires et toute ma joie.

 

 Loin de ce village, je suis hantée par lui, par ses images, par ses sons, par ces visions d’enfants qui frappent la pelote à mains nues, le visage mouillé par la chaleur, éclairé par les rires, par cette vie douce et pétillante, presque acidulée, dans laquelle il n’y a pas de place pour les monstres, les résolutions, les plans, les lois et les règles qui enferment.

 

Avant que je ne parte pour le week-end, l’homme qui m’a offert ses bras a dit que mon métier c’est de raconter des histoires. Je prends conscience que ce n’est pas tout à fait vrai. Moi, je me contente de raconter celles qui sont déjà là, je suis une écrivaine du quotidien, pas de l’imagination. Mon métier c’est d’essayer de comprendre avec lenteur et attention l’histoire d’un village, d’une place, des visages, des espaces qui se transforment et ceux qui restent les mêmes. Je suis témoin plus qu’écrivain.

 

Il m’a aussi dit que j’allais me lasser. Mais de quoi pourrais-je me lasser tant qu’il me sera donné d’être témoin de la vie de ce village, au pied de la grande montagne, tant qu’il me sera donné de le voir se transformer au rythme des saisons, tant que je pourrai saisir toutes les nuances du jour sur la place, sur les sentiers, sur les visages ? De quoi pourrais-je me lasser tant qu’il me sera donné d’être témoin de son rire, de voir au fond de ses yeux jaillir la joie, de son cœur qui bat vite quand je suis près de lui, de l’éclat de sa voix depuis l’autre bout de la place ? De quoi pourrais-je me lasser tant que je pourrai le retrouver, courir dans ses bras et le faire sourire encore une fois, lui l’enfant du pays, moi, l’enfant de personne.

 

Mon premier poème en basque est pour lui :

 

Zure eskua nirean

(ta main dans la mienne)

 Hondarrean

(sur le sable)

 Laztan

(chéri / caresse)

 Oihana, ihintza, nire bihotz osoa

(la forêt, la rosée, mon cœur tout entier)

 Mendia, ibaia, begiak itxita

(la montagne, la rivière, les yeux fermés)

 Sua, airea, ura, lurra

(le feu, l’air, l’eau, la terre)

 Azkenean iritsi nintzen

(je suis enfin arrivée)

 Eguna jaiki egin zen

(le jour s’est levé)

 

Avec cette petite note : « En basque les mots décrivent mieux les choses éternelles, car c’est une langue qui précède le monde en mouvement, c’est une langue pour les êtres qui observent les choses plutôt qu’eux-mêmes, c’est une langue pour les rêveurs, les poètes, les contemplatifs, c’est ta langue et elle te va bien. »

 

Loin de ce village, sous le ciel étoilé, je me demande pourquoi chercher à comprendre les étoiles alors qu’on peut les contempler ; le ciel n’apporte peut-être pas tant de réponses que de beauté.

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