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L'homme qui m'a offert ses bras

Au jardin, la lavande a repris, les abeilles solitaires sortent de terre et volent tranquillement d’une marguerite à l’autre sans nous déranger. La plupart du temps, quand nous ne bousculons pas les environnements dans lesquels nous entrons, ils s’harmonisent avec nous.

 

La saison du bois s’installe tranquillement. En médecine chinoise, l’élément Bois représente le mouvement et la force, sa mission est de percer les couches de glace et d’aider tout ce qui doit l’être à sortir de terre avec vigueur. Sa puissance n’a aucune limite et sans lui rien ne pourrait pousser. Il est là, curieux et impatient de la vie qui attend.

 

Il y a quelques jours, Julien Borello m’a envoyé une photo de la classe de première dans ce lycée au pied des volcans d’Auvergne. C’est comme ça qu’on se souvient des camarades d’école, avec leurs noms et prénoms. J’ai fermé les yeux et voyagé dans le temps. Je me demande ce que sont devenus tous ces visages, pourquoi certains d’entre eux me sont étrangers. Je me souviens des haïkus que j’écrivais sur le banc au fond de la cour, celui à côté des toilettes, et des carnets de mots que l’on trimballait partout en demandant aux autres d’y déposer les leurs, je me souviens de toutes les lettres qu’on s’échangeait et qu’on lisait en douce en cours, et comment c’était si facile de le faire, et ce n’était même pas facile, c’était simplement évident d’exprimer ses sentiments, de les coucher sur papier, de les offrir aux autres. Je n’ai rien gardé, aucun journal, aucun carnet, aucune lettre. J’ai tout jeté quand je suis partie m’installer dans le sud-est à la fin du lycée. J’ai mis cinq cent kilomètres de distance avec mon enfance, j’ai franchi la frontière de ces volcans avec cette soif de découvrir ce qu’il y aurait au-delà. Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour j’aurais envie de marcher dans les pas de cette adolescente rêveuse, de relire ses mots, de comprendre ses pensées, ce qui l’animait, ce qui la préoccupait.

 

J’ai toujours essayé de faire disparaître les souvenirs du passé à mesure que j’en créais d’autres, pour ne jamais succomber à la nostalgie, à la tentation de ce que l’on appelle « le bon vieux temps ». Je ne crois pas au bon vieux temps, mais je crois en notre capacité à le façonner, à faire des allers-retours dans le passé pour y piocher des pépites et les ramener avec nous. J’ai acheté des carnets de couleurs, des petits autocollants pour les habiller, un stylo à paillettes, et du papier à lettres.

 

J’ai pris l’habitude de descendre au village, de m’installer sur une des petites tables rondes et rouges du café sur la place, à côté du fronton, et d’y écrire des lettres, des mots, bercée par les souvenirs de la patronne, Maider et de son frère Bixente. Il y a chez eux cette évidence d’être là, de n’être jamais partis, d’avoir repris le bar dans la famille depuis quatre générations, sans avoir interrogé la possibilité de ne pas le faire.

 



Parfois je vais dans celui juste à côté, chez Elori. Elle est partie à la grande ville, dans les grands bureaux, et la voilà, dans ce petit café au cœur de son village. En l’écoutant, je comprends que ce n’est pas ce qui fait qu’on part d’un lieu qui est important, mais ce qui fait qu’on y revient.

 

Je regarde encore une fois cette photo du lycée, et plutôt que de chercher des explications, je cherche des visions de cette jeune femme pleine de force vitale, de cette force presque rageuse, enivrante, celle qui fait qu’on décide de prendre un nouveau départ, à seulement dix-sept ans, en laissant tout à cinq-cent kilomètres derrière soi.

 

Dans ce village dont je ne sais pas encore tout à fait si je peux l’appeler mon village, cette idée commence à sortir de terre, poussée par la force du bois, cette phrase terriblement simple, inconnue, vertigineuse : Ici, c’est chez moi.

 

Chaque jour, l’hiver s’en va un peu plus, et reviennent enfin les vérités oubliées : au printemps, tout fleurit à nouveau. La lumière pointe le bout de son nez, et nous laisse entrevoir toutes les possibilités. Le monde reprend des couleurs, le cœur bat à nouveau, le soleil monte plus haut.

 

Les maisons paraissent plus lumineuses, les enfants filent à toute vitesse sur leurs vélos. Le matin tôt, on entend les oiseaux. Les champs verts se parent de jaune, le printemps est en train d’arriver et avec lui, les graines d’une nouvelle vie. La nature se découvre et nous aussi. Le manteau d’hiver est tombé délicatement et tout émerge doucement. C’est le temps des premiers semis, une saison d’éveil, un temps entre-deux, un temps timide et lent.

 

Les jours commencent à changer de couleurs et le bois fait tout remonter, des senteurs sucrées des fleurs jusqu’aux énergies coincées sous la glace de l’hiver.

 

Hier soir, j’ai pleuré dans les bras d’un homme parce qu’il me les a offerts et dans cet espace de sécurité, j’ai pris conscience de toute la tristesse qui demandait encore à sortir, de toute la colère qui restait. Elles étaient là, stagnantes, comme l’eau d’un évier bouché. Parce qu’aucun homme ne m’a jamais offert de bras dans lesquels libérer tout ça, j’ai hoqueté comme une enfant, l’évier s’est vidé soudainement.

 

Aujourd’hui, l’homme qui m’a offert ses bras s’est assis à la table en face de moi. Il s’est installé comme je l’avais imaginé, enfoncé dans la chaise métallique, ses jambes sur celle d’en face, et il est resté là, silencieux, à moins d’un mètre de moi.

 

Il est resté silencieux pendant environ une heure, son regard tourné vers la grande montagne. L’idée que je me fais d’un homme se refaçonne dans ce moment : les hommes bons ne dérangent pas une femme qui écrit. Peut-être que ce silence est pour lui, peut-être qu’il ne me l’offre même pas. Mais j’aime qu’il ne parle pas.

 

Dans cet instant, il n’y a pas de fureur, aucune agitation, aucune impatience. Je ne me questionne même pas sur ces bras ou celui qui les offre, je m’enveloppe de ce silence assise sur ce tabouret sur la terrasse de ce petit café, dans ce petit village, au pied d’une grande montagne. C’est un moment qui n’appartient à rien d’autre que cette après-midi où l’air est doux et le ciel est un peu voilé juste avant le printemps.

 

Là, pour la première fois depuis longtemps, alors qu’il ne me regarde même pas, je me sens belle et forte dans son regard mélancolique dirigé vers la grande montagne.



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