C’est le début de l’automne, des nuits fraiches, de la pluie. Pourtant, chaque jour, la lumière continue d’entrer dans la maison et s’infiltre partout où elle le peut en créant ainsi des reflets mouvants, des formes qui s’animent et qui ont l’air de voler parfois. Chaque jour, la lumière entre et se met à danser, et dans mon corps résonne un air léger, comme des notes de piano qui m’entraînent et tout en moi se met à flotter.
Quand le soleil est haut dans le ciel, tout devient immobile et silencieux. Alors j’applique le principe zen de l’économie des énergies. Je m’allonge dans le jardin, je m’offre au soleil, une brise légère ramène mes cheveux sur mon visage. Les oiseaux ont l’air de se répondre et je tente de les situer. Je goûte au plaisir d’être là, à cet endroit précis, fixe, quelque part dans l'immensité du monde.
Je me laisse bercer par le son de la brise dans les feuilles, qui est semblable à celui de la pluie, d’une courte averse. J’aime regarder ce paysage fixe. J’envie parfois les arbres, les montagnes, de pouvoir vivre en s’élevant, en se dressant, stables, pendant des décennies, des millénaires, au même endroit. J’envie parfois tout l’écosystème d’être là, et je m’aperçois que je suis là moi aussi, et que j’aimerais regarder les petites choses changer, année après année.
Tout autour de la maison, une forte odeur de fumier flotte dans l’air, une odeur de campagne, de rivière, des prés aux parfums sucrés, aux notes d’aubépine et de trèfle. Des papillons tournoient autour de moi, on dit qu’ils sont le symbole de la métamorphose personnelle.
Où que j’aille, j’ai toujours pris la forme des personnes autour de moi, leur accent, leurs manières, et je ne sais pas vraiment si c’est par mimétisme, à cause de ce besoin fort d’appartenir à un lieu, à un groupe, ou si mon être est devenu multiple par le fait d’avoir grandi au milieu de personnes auxquelles je ne ressemblais pas, auxquelles je n’ai jamais voulu ressembler.
Ce matin, à la boulangerie, il y avait une petite fille qui se tenait à l’écart d’un groupe d’enfant. Miroir inconfortable que cette scène-là. J’ai moi aussi été cette enfant réservée, différente, dans un petit village comme il y en a tant d’autres, qui ne dépend que de la terre et de ses aléas. Un village où l’on n'entend que les hommes, où il faut parler fort pour être entendu, où l'on chasse, où l'on boit, où les secrets vivent dans les pierres, prêts à éclater. Un village dans lequel j’ai appris très tôt appris à me méfier de ce désir d’homogénéité qui conduit presque toujours au désir d’élimination de la différence. Un village dans lequel on a construit des remparts au début du XVème siècle, pour faire face à la guerre de cent ans, et peut-être à tout ce qui est étranger, différent. Un village que je n’ai connu que sous des étés figés et assommants, à l’âge où le monde se réduit aux parfums entêtants du jardin, petit paradis autonome et défini ; et que l’envie d’en repousser les frontières se mêle avec celle de ne jamais les franchir.
Je suis toujours étonnée de constater la force de l’attention qui se pose là où l’on a besoin d’aller observer, de simples visions de la vie quotidienne qui agissent comme des interrupteurs et comme la lumière, apparaissent des souvenirs attendant depuis longtemps de nous sauter dessus.
Tous ces étés, assise en haut de l’escalier, à observer la petite route qui va jusqu’à l’école, à observer le temps passer. À compter les pierres de la maison d’en face, à remarquer leurs irrégularités. Tous ces étés à être là, dans le village déserté, sans aucun tracteur, sans aucune voiture, à part peut-être parfois celle du vieux pépé. Tous ces étés à regarder les enfants du village me dévisager, murmurer des choses en me pointant du doigt, avant de déguerpir en s’esclaffant.
Tous ces étés où j’ai voulu entrer dans un monde qui n’était pas le mien, mais dont je désirais à chaque fois plus fort, qu’il puisse le devenir un jour, peut-être. Simplement pour appartenir à ce lieu, comme ma mère, et la sienne avant elle.
Oui, j’ai moi aussi été cette petite fille à l’écart du groupe dans une boulangerie de village,
mais j’ai toujours pu entrer dans les livres, qui rendent visibles une autre voie et apportent la possibilité de sublimer les différences. Cela permet de changer de point de vue, et changer de point de vue est nécessaire à la lecture du monde.
Grâce à eux, j’ai traversé l’espace et le temps, je me suis téléportée des émotions les plus brutes aux plus douces, comme les plus complexes. C’est tout ce qu’on peut attendre d’un livre : de l’émotion, de l’amour, de la générosité. Tout ce dont j’étais privée pendant ces étés entre deux âges, quand il ne se passe rien mais que dans cet apparent néant, tout est en train d’être défini, de prendre forme, de naître. Pendant ces étés interminables aux champs désertés, aux coins d’ombre sous les oliviers, à cet infatigable ciel bleu, aux cousins qui sonnent et entrent, aux rallonges sur la table en bois, à la boîte de biscuits qui se vide à mesure que le tic-tac de la grosse horloge résonne pour mieux marquer les heures qui n’en finissent pas de s’écouler. Ces étés caniculaires, étouffants, quand il n’y a pas d’autre choix que de s’avachir sur le carrelage en quête de fraîcheur.
Je me souviens des gestes singuliers de ma grand-mère, de l’odeur des aubergines à la sauce tomate, de la soupe aux légumes grillés, du vin dans les caillettes et des champignons de Paris dans le sauté de veau. Des scènes de chasse peintes sur les assiettes aux bords dorés et des verres au fond desquels on cherche un numéro magique. Des vieux tissus écrus bien épais, ceux tâchés par les marques du bois, ceux qu’on brode pour leur redonner leur éclat ; des fils et des dés à coudre, des fruits qui cuisent et des bocaux de confiture qui refroidissent sur des torchons, prêts à être étiquetés. C’est peut-être dans le silence, dans l’ennui et dans tous les livres de ces longues journées d’été que m’ont été révélés les trésors des détails de l’existence.
Je me souviens de chacun d’entre eux et les souvenirs qui traversent mes pensées y sont liés. Marcel Proust écrit, dans Sur la lecture : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. » et je me demande si tous ceux qui se reconnaissent dans cette phrase se sont trouvés un jour à l’écart d’un groupe dans une boulangerie de village, et sont alors rentrés chez eux pour ouvrir un livre.
Il y a cependant des sentiments étranges qui arrivent comme ça, certains matins, d’endroits de nous-même encore inexplorés. Des sentiments qu’on porte et qu’on retient pour ne pas les laisser se déchaîner, s’emparer de nous, et qu’aucune lecture ne parvient à contenir.
Alors il faut parfois simplement retrouver les arbres, la terre, le vent et la simplicité du monde, en arrêtant de le parcourir. Accepter enfin, sans trop chercher à les analyser, les vérités déterrées. J’ai toujours voulu vivre dans un village, entre traditions et ancestralité, faire partie d’une petite communauté. Avec les années, j’ai appris qu’il fallait choisir. Choisir un village dans lequel je ne croule pas sous le poids d’un passé qui me retient prisonnière. Choisir un village dans lequel même si personne ne me connaît, je me reconnais. Choisir un village où je ne me sens pas rejetée. Choisir un village où l’on ne me regarde pas comme une étrangère, une monstruosité. Choisir un village où le simple fait d’être, d’exister, n’est pas une difficulté.
Surtout, choisir un village qui accueille et célèbre le mouvement de la terre et donc de la vie. Car il y a des endroits qui ne sont pas faits pour l’automne. Des endroits qui ne répondent pas aux cycles des saisons. Avec le temps, j’ai appris qu’il fallait s’en méfier. Comme de tout ce qui ne tourne pas avec la roue de la vie. Comme de tout ce qui est figé.
L'un des textes les plus touchants que tu aies écrit. Si cirant de vérité et de beauté.