De la fenêtre de la cuisine, on voit Bizkarzun. À table, le regard est sans cesse appelé vers le drapeau qui flotte à son sommet et qui se découpe sur le ciel bleu les jours de beau temps. On regarde les choses de loin jusqu’au jour où l’envie est trop pressante de s’aventurer pour voir à quoi elles ressemblent d’un peu plus près. C’est peut-être toujours comme ça dans la vie, pour les lieux comme pour les gens.
Le sentier pour les sommets part du bout de la rue, ou plutôt du chemin. En quelques pas seulement, on arrive jusqu’à la barrière canadienne, prévue pour contenir la faune sauvage et surtout celle d’élevage. Il faut se faufiler dans le petit passage destiné aux piétons avant de se retrouver sur le chemin qui s’élève sur le flanc du Bizkarzun.
J’avance doucement, à cause des pierres et des racines, mais surtout pour ne rien manquer de la vue qui change à mesure que je prends de la hauteur. Je réalise comme il est doux de vivre à côté d’un sentier qui mène jusqu’aux sommets. Car l’altitude nous allège de nos ruminations et dans cette légèreté réapparaît la joie. Et quelquefois des souvenirs à redécouvrir.
J’accueille avec tendresse les images de cafés dans des rues animées, de ce musée en bord de Seine, d’un immeuble aux façades vitrées, d’une autre vie sous un ciel gris. Des images qui me rappellent le grand écart que je pratiquais maladroitement entre une vie de jeune femme citadine, et le mystère plus ample de ma vie intime, de mon rapport à la lecture et à la nature. À cette époque, je rêvais secrètement de pouvoir écrire un jour : « Je vis près d’un sentier qui mène jusqu’aux sommets. ».
En chemin, j’ai rencontré un berger sympathique et son Bearded Collie. Il m’a raconté qu’il venait de croiser un chasseur et son chien, qui avait attaqué le sien. « Celui-là est gros, mais il a l’air gentil ! » a-t-il lancé en désignant Lalou. Puis il s’est exclamé que c’était « une magnifique journée pour promener », avant de repartir comme il est venu, son béret sur sa tête ronde, son bâton, son grand sourire illuminant son visage jovial, et son Bearded Collie le suivant en lui tournant autour, joyeux, comme lui. Il y a des images qui, en un instant, vous marquent indéfiniment. Il y a des gens qui se déplacent comme portés par la brise fraîche d’une fin d’après-midi d’automne. Lentement, simplement, dans le plaisir de se mouvoir dans l’instant présent. Un sentiment étrange a surgi qui m’a amenée à penser : « J’aurais aimé qu'il soit mon père ».
Dans le virage, juste avant d’entamer la dernière ligne droite qui mène jusqu’au drapeau, se tient un châtaignier. Devant lui, une petite avancée forme un promontoire ; un amas de pierres invite à s’abriter sous ses branches, à s’y reposer, en observant les maisons rouges et blanches en contrebas. Il émane de ce grand et généreux arbre un ancrage qui fait qu’on veut s’accrocher à son tronc, et dans le silence, accéder à la sagesse de ses années.
Il est étonnamment en tous points similaire à un autre arbre qui se tient lui aussi sur un petit promontoire avec des pierres en guise d’assise à ses pieds. Un arbre loin là-bas en Andalousie, sur cette terre de feu qui m’a réconfortée. Les moments passés sous cet arbre ne ressemblent à aucun autre dans ma mémoire. Ils sont pleins de soif et de chaleur apaisées par ce vent qui s’était levé et qui m’avait amenée là, où toute la nature avait semblé m’attendre.
Là, sous ce châtaignier, je me demande s’il y a des endroits qui se répondent, qui communiquent entre eux, comme des portails. Car il fait bon se tenir sous cet arbre et rêver. D’une ferme qui aurait vu passer des familles, des nuages, des années. D’un jardin à observer, à voir naître et grandir. Les jardins comblent les désirs d'aventure autant que les désirs d'ancrage. On y gambade, on s’y roule, on s’y cache dans ses hautes herbes. On y sème ce qui nous nourrira demain, on y cueille ce qui nous enchantera aujourd’hui, on y plante ce qui abritera nos enfants. Les jardiniers sont l’avenir. Ne garde-t-on pas les graines dans des coffres sécurisés ? Un jour, les jardiniers sauveront le monde, en entrant en contact avec la terre, en plongeant leurs mains dedans, en réapprenant d’elle, du cycle de ses saisons.
Je crois qu’un être humain ressent au moins une fois dans sa vie le besoin incompressible de planter et de faire pousser quelque chose, et cette envie irrépressible d’aller gratter la terre. Je crois que j’arrive à ce moment-là.
Oui, il fait bon se tenir sous cet arbre et rêver. De la récolte d’un premier concombre. On se souvient longtemps de son premier concombre. Rêver aussi d’un homme qui serait allongé, tranquille à mes côtés, et qui m’embrasserait sous cet arbre.
Là, sous ce soleil de fin d’automne, doux, non pas timide, mais seulement un peu nostalgique, comme les hommes, entre deux temps, j’ai rêvé d’un livre, d’un sourire, d’une nappe blanche froissée un jour de mai, d’un lever de lune, de la lumière à travers des rideaux blancs, d’odeurs d’ail et de rires d’enfants, de la douceur d’une main, du goût exquis d’un baiser dans le cou.
Je me demande si les images qui n’ont pas encore de signification forment le présent de demain. J’ai parfois cette sensation étrange de me souvenir de choses qui n’existent pas encore. En allemand, « fernweh » signifie la nostalgie d’un pays qu’on n’a pas encore visité, et j’espère qu’il y a une langue dans laquelle il existe un mot pour dire la nostalgie d’une personne que l’on n’a pas encore rencontrée.
Peut-être que les rêves ne sont que des souvenirs du futur. Comme s’il existait déjà, en parallèle, sous forme de potentialités superposées, infinies, se mouvant et se transformant selon nos choix. Peut-être que pour nous sentir complet, nous devons réexplorer toutes nos vies passées, une à une, pour les comprendre, unifier toutes ces parts de nous-mêmes.
J’ai continué mon ascension en me disant que c’était la première fois que j’attendais quelqu’un, sans savoir qui c’était. J’ai souri, car j’ai chéri ce jour avec impatience, le jour où je pourrais sentir à nouveau en moi s’ouvrir toutes les possibilités.
L’horreur qui rôdait dans ma mémoire, qui criait dans ma tête en créant d’infinis échos s’est désagrégée, les lettres de son nom se sont détachées, pour redevenir des segments incohérents. Sur ce chemin escarpé, l’horreur a fini par s’estomper, et la nature murmure que je pourrai bientôt frémir à l’idée d’aimer.
J’aperçois le drapeau et je vois le rouge, le vert et le blanc qui dansent fièrement avec le vent. Il se tient là, au bout d’un grand bâton de bois enfoncé dans la terre, soutenu par quelques pierres. C’est un bel endroit pour y planter le drapeau de son pays.
Le sommet n’est qu’à 184 mètres de hauteur, mais on peut voir l’océan, les pâturages, les villages. On peut voir la maison. Je fais un signe de la main en direction de la fenêtre de la cuisine, comme pour me remercier de m’avoir envoyée là, à la rencontre du berger, du châtaignier, du drapeau d’un pays à découvrir, de certains souvenirs qu’il faut honorer, d’autres qu’il faut laisser s’envoler avec le vent des sommets.
La fraîcheur arrive, et d’ici on entend les vaches, les pottocks, les brebis, et ce n’est pas un chant, c’est bien plus présent. C’est partout dans les collines.
"La nature murmure que je pourrai bientôt frémir à l’idée d’aimer", il n'y a plus rien à ajouter ♡
C'est beau Anais. Merci - pour nous et pour toi.