Depuis quelques jours, le ciel est cotonneux et cela fait une pause, pour la peau, pour la terre. C’est le moment de réapprendre à vivre dedans, à l’intérieur, à retrouver les bienfaits du silence et de l’isolement. Les jours comme ça, j’aime respirer un mélange d’huiles essentielles de lavande fine, litsée citronnée, ylang-ylang et mandarine verte. Le son du diffuseur ressemble à celui d'une bougie qui se consume. Cela n’a rien à voir avec le feu qui crépite. Ça ne craque pas, c’est plus doux, enveloppant, comme un souffle. Un murmure.
Les jours comme ça, il faut faire le plus beau des renoncements et s’abandonner à cette réalité blanche, sous ce ciel de coton, ne pas s’agiter, rester là, et peut-être se laisser aller à quelques pensées, en rouvrant quelques livres anciens récupérés au grenier dans une autre maison, dans une autre vallée.
J’ai toujours ressenti ce désir d’être chez soi, d’y rester, sans jamais vraiment oser l’assumer. Je m’aperçois aujourd’hui que ce désir ne s’est jamais vraiment accompagné de plaisir, et s’est renforcé au fil des années, avec la prise de conscience qu’il n’y a jamais eu aucune maison dans laquelle j’ai eu envie de revenir avec plaisir. Avant celle-ci, je n’ai jamais connu de maison qui, après qu’on ait fermé la porte derrière soi, se transforme en sanctuaire.
Trouver son lieu où l’on revient prend du temps. Mais je suis persuadée qu’il y en a un. Un jour ou l’autre, il y a toujours un lieu où l’on revient. Quand on est épuisé. Quand on ne sait plus où aller. Quand le monde n’a plus aucun sens. Ou simplement après une randonnée sur les sommets, après une promenade sur la plage, après des courses au village.
Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de savoir qu’on va revenir quelque part, et tout trouver à sa place. Il y a quelque chose de réconfortant dans le fait de savoir que malgré les mouvements de la vie, le poêle sera là qui crépite, le thé fumera sur la table ensoleillée d’un bouquet. L’église du village se tiendra toujours bien droite, à quelques pas du fronton.
J’ai longtemps cru que ce lieu où j’aimerais revenir se situait loin à l’est, dans une vallée perdue entre deux rivières et des champs de lavande, dans un village où pousse la vigne sur des terres argilo-calcaires, sous un ciel méditerranéen.
Un village aux maisons en pierres plus ou moins foncées, fidèle à ce que notre imaginaire peut reconstituer de la Provence : des rues étroites et escarpées, parsemées de maisons écrasées par le soleil, aux cours fleuries, aux senteurs sucrées. Où la chaleur fait vibrer les vignes, où le champ de chênes truffiers ressemble à un champ d’oliviers, où le thym envahit le bord de la chaussée.
Ce village, c’est celui de ma mère. De sa mère avant elle. De toute une famille dont les souvenirs vivent dans chacun de ses recoins, dans chacune de ses pierres.
Un village dans lequel on ne peut pas arriver par hasard, où seuls quelques amateurs viennent pour s’étourdir quand le raisin a fermenté, quand il fait bon marcher sur les crêtes ensoleillées pour admirer la place de la fontaine, l’église romane et son clocher coloré.
À l’entrée trône une grande maison avec un jardin simple, regorgeant de cette beauté puissante et essentielle aux vivants : un peu de terre, d'ombre et d'herbe, un cerisier et une corde à linge, quelques fleurs. Ce n'est pas la plus grande, ni même la plus jolie, mais c’est la première que l’on voit en arrivant.
De l’extérieur, on ne se doute pas que cette imposante maison en cache deux. La vierge sur la façade marque la séparation invisible entre les deux parties d’un tout divisé par mon grand-père, pour accueillir les familles des enfants, plus tard des petits-enfants. Deux maisons mitoyennes, autrefois séparées par une fine porte à aimant devenue aujourd’hui un mur de ciment.
Je me souviens du temps où les deux maisons ne faisaient qu’une, et que la journée était rythmée par le claquement de l’aimant. Mais ce village loin des routes, loin des villes et du bruit des hommes est lui aussi soumis à l’érosion du temps et aux caprices des humains.
J’ai toujours pensé que la mort de ma grand-mère avait marqué la fin de cette famille telle qu’on l’avait toujours connue. Qu’elle était le dernier lien qui nous unissait tous, un pont qui permettait de franchir les fossés et que le vide qu’elle laissa brisa les blocs, et chacun dériva, certains plus que d’autres. Mais finalement, ce fut la mort de ma mère qui nous sépara vraiment tous.
Les années passent, les évènements se succèdent, les noms des hameaux en revêtent d’autres et les enfants ne connaissent plus les histoires d’antan. Les maisons se vident, sans que l’on y prête attention. Les napperons crochetés n’ornent plus les meubles ni les fauteuils, les photos que l’on croit soudées au mur disparaissent. Les maisons se disloquent, et irrémédiablement, la notion de famille avec elles.
Un beau jour, ce qu’on croit scellé autour d’une table refait surface, ce qui a été couché sur papier est renié et la pierre sous le béton se fissure et éclate en rouvrant les plaies, en réveillant les rancœurs passées.
Une maison pour deux sœurs. Une porte remplacée par un mur. Une grande terrasse qui s’est endormie, maintenue dans un coma artificiel par le silence d’une tante. Un tilleul sous lequel les souvenirs des grandes tablées d’été sont chaque jour un peu plus emportés par les feuilles qu’on ne balaye plus, par les carreaux cassés qu’on ne remplace plus, par la mousse qui s’installe et recouvre tout : les dates, les années, les liens. Une maison qu’on a recouvert de béton parce que les pierres s’effritaient et maintenant étouffent sous ce matériau dur et froid.
Je me souviens du jardin, des pierres sèches et des prières murmurées à l’ombre du tilleul, des fleurs sauvages, des émotions retenues.
À l’ombre du tilleul flotte encore l’histoire de la naissance des cinq frères et sœurs, les mots de ma grand-mère, les récits d’un voyage en Italie, la perte d’un enfant à peine né, les longs après-midis de célébrations, le son du clocher, les bavardages venant de la cuisine, mais aussi les silences couverts de sang, de cette consanguinité que la nature réprouve, en privant les deux sœurs de maternité, le sang des battues le dimanche, des gens qui vont prier et qui tuent, le sang laissé par ce garçon sur mes douze ans, le sang du silence de ma mère, le sang répandu par ce grand-oncle, le sang de l’exclusion de la cousine qui a parlé, le sang du rejet de l’autre, de l’étranger, le sang de tout ce qui questionne et met en danger le clan.
Là-bas à l’est, en observant ces gens qui travaillent la terre, j’ai appris que les champs de la même espèce meurent si on replante la même chose au même endroit. Là-bas à l'est, en observant ces gens, j’ai appris qu’ils n’avaient pas compris que la nature nous enseignait au-delà de l’agriculture, qu’au-delà des champs, il en était de même pour la vie.
On dit qu’il ne faut jamais regarder en arrière, ne jamais se retourner. Eh bien je crois qu’à certains moments, il s’agit de faire tout à fait l’inverse. Parfois il faut savoir revenir sur ses pas, revisiter le passé, suivre les pistes, les indices semés. Toute expérience demande à être revisitée avec des yeux nouveaux. Les choses qui nous ont rendues heureux, les choses qui nous ont bouleversées, celles qui nous ont brisées, celles qui nous ont forgées. Tout se revisite. Un premier baiser, un traumatisme, une amitié détruite, un amour en friche, une famille brisée. Tout se réexplore, tout se déterre, avec la passion d’un archéologue, avec la soif de savoir, de comprendre, avec les restes en friche, les données qui ont survécu. Avec cette objectivité qui ne l’est jamais, mais avec la pureté de croire qu’on peut y arriver. Sous les ruines apparaissent parfois des vérités évidentes.
Ce sang qui ne s’est pas assez mélangé, ce sang qui protège les monstres au lieu des enfants, ce sang qui exclut l’étranger. Ce sang qui finalement n’est pas le mien.
Je crois que ce sont les espaces dans lesquels nous ne sommes pas compris qui nous définissent. Car ce sont des espaces dans lesquels nous questionnons notre rapport aux autres, au monde, à nous-mêmes. Qui interrogent nos valeurs. Nos limites. Il n’y a pas plus grand enseignement que de grandir différent. Un fardeau devenu un cadeau.
Il y a des lieux dont il faut savoir partir. Ils ne doivent être ni racines ni prison. Il y a des lieux dont il faut savoir partir pour que les souvenirs deviennent clés plutôt que pièges. Il y a des lieux dont il faut savoir partir pour trouver ceux où il fait bon revenir.
Il y a des lieux où la valeur sacrée de la famille n’incite pas à en oublier son humanité. Il y a des des villages reculés où l’on célèbre la différence, sans parfois même le savoir. Il y a des marchés où l’on partage des sourires et du temps, il y a des églises où l’on prie le sacré, il y a des champs qui enseignent les tournants de la vie. Il y a des lieux où l’on revient. Ce ne sont pas nécessairement ceux d’où l’on vient.
Un matin, gris de tempête, où le vent impose sa présence. A défaut d'un feu de bois, je me réchauffe de ta poésie. Et à cet instant, je comprend et ressent "être chez soi".
L'un des plus beau et émouvant texte que tu as écrit.